LETTRE OUVERTE DE LA SOCIETE CIVILE
A PROPOS DE L’ALLIANCE GLOBALE POUR UNE AGRICULTURE INTELLIGENTE FACE AU CLIMAT
Juillet 2014
Nous appartenons à des organisations de la société civile et à des mouvements sociaux du monde entier qui travaillent sur l’alimentation, l’agriculture et les problèmes posés par le changement climatique. Nous soutenons les petits agriculteurs qui représentent 90% des agriculteurs dans le monde et produisent 70% de la nourriture mondiale sur moins du quart des terres agricoles.
Nous sommes bien conscients que le changement climatique affecte déjà les productions agricoles et alimentaires de toutes les régions du monde. Les agriculteurs rencontrent de multiples difficultés : températures extrêmes (chaudes et froides), périodes de sécheresses et d’inondations, calendrier des précipitations imprévisible, salinisation des sols, perte de terres due à la hausse du niveau des mers, nouveaux nuisibles et nouvelles maladies. La menace pesant sur l’agriculture et l’alimentation du fait du changement climatique est l’une des plus grandes préoccupations de l’humanité.
Nous reconnaissons aussi que certains types d’agriculture – principalement l’agriculture industrielle à grande échelle – ont un impact négatif sur les moyens de subsistance, les droits fonciers, les écosystèmes, la diversité des cultures et la résilience des systèmes agricoles du monde. Ils sont en outre largement responsables des importantes émissions de gaz à effet de serre qui contribuent au changement climatique.
Nous reconnaissons le besoin d’agir pour permettre aux systèmes agricoles et alimentaires de s’adapter au changement climatique. Et nous croyons que pour réduire la contribution de l’agriculture au problème, nous devons trouver des moyens d’abonner progressivement les approches industrielles nuisibles et de privilégier les méthodes agroécologiques[1], meilleures pour les petits agriculteurs et la planète. Nous savons que la production alimentaire est déterminante pour la sécurité alimentaire. Mais elle ne peut s’obtenir aux dépens des droits des agriculteurs ou de la qualité des sols, de l’eau et des écosystèmes dont dépend l’agriculture.
La nouvelle Alliance globale pour une agriculture intelligente face au climat[2] prétend être la plateforme de réflexion, d’échange et d’action indispensables qui permettraient à l’agriculture de faire face aux impacts du changement climatique et de réduire sa contribution au phénomène. Cette Alliance espère influencer le développement et l’adoption de nouvelles politiques par les pays et vise un lancement de grande envergure au Sommet sur le climat du Secrétaire Général de l’ONU à New-York en septembre. Les gouvernements, les entreprises, les organisations de la société civile et les institutions académiques sont invités à participer.
Nous avons cependant des inquiétudes et des interrogations majeures quant à cette Alliance.
Sans une sérieuse prise en compte des éléments listés ci-dessous, l’Alliance ne peut espérer s’attaquer au problème du changement climatique ni à l’insécurité alimentaire, ou assurer la résilience des communautés. En fait, l’Alliance pourrait miner les objectifs mêmes qu’elle dit vouloir servir.
AUCUN CRITERE ENVIRONNEMENTAL : L’Alliance est ouverte à quiconque souscrit à un document cadre très général et souhaite partager des informations sur ses activités. Elle ne donne néanmoins aucun critère permettant de définir la prétendue « agriculture intelligente face au climat ». Ainsi, les approches industrielles qui entrainent la déforestation, accroissent l’Etats-Unisge d’engrais chimiques, intensifient la production de bétail ou exacerbent la vulnérabilité des agriculteurs, sont les bienvenues à la famille climato-intelligente. Ils sont apparemment libres d’utiliser l’Alliance pour promouvoir leurs pratiques comme solutions au changement climatique. Sans critères clairs pour une adaptation et une atténuation à même d’assurer l’intégrité environnementale, l’Alliance globale pour une agriculture intelligente face au climat pourrait servir d’espace de verdissement et d’influence politique à ceux qui nuisent le plus à la planète.
PAS DE GARANTIES SOCIALES : Des entreprises aux impacts sociaux extrêmement dommageables aux agriculteurs et aux communautés, telles que celles qui promeuvent les organismes génétiquement modifiés (OGM) ou accaparent des terres, revendiquent déjà la mise en place d’une « agriculture intelligent face au climat ». Les OGM contaminent les autres semences et en érodent la diversité ; ils criminalisent en outre les pratiques de conservation des semences dont les agriculteurs ont pourtant besoin pour s’adapter au changement climatique. Si aucune garantie sociale n’est mise en place, nous craignons que l’Alliance soit utilisée pour promouvoir des approches qui augmentent la dépendance des agriculteurs aux intrants et les piègent dans un cycle d’endettement et de pauvreté, les rendant plus vulnérables encore au changement climatique.
MARCHES CARBONE : Dans certains cas, les projets d’agriculture intelligente face au climat sont financés par des systèmes de compensation carbone. Les agriculteurs font déjà les frais de l’échec du marché carbone mondial. De nombreux groupes questionnent l’intégrité environnementale des programmes de compensation de carbone. La séquestration du carbone dans les sols n’est pas pérenne et est facilement réversible ; elle devrait être plus particulièrement exclue des systèmes de compensation carbone. Ces projets étant par nature des engagements contractuels, ils pourraient même limiter la capacité des agriculteurs à s’adapter aux nouveaux défis climatiques.
GOUVERNANCE, POUVOIR ET GROUPES D’INTERET : La structure de gouvernance de l’Alliance demeure obscure. Il y a un risque significatif (certains diraient une forte probabilité) que les asymétries de pouvoir qui prévalent ailleurs dans le monde se retrouvent au sein de l’Alliance, et que les agendas des groupes d’intérêts et des gouvernements les plus riches pèsent davantage que ceux des organisations de la société civile, des petits agriculteurs et des pays en développement. Dans un tel espace, il pourrait s’avérer impossible de travailler sur les causes véritables de la vulnérabilité ou de trouver les réponses aux questions qui se posent à propos de notre façon de produire, d’échanger et de consommer dans un contexte de changement climatique. En tant que membres de la société civile, nous interrogeons régulièrement le pouvoir et les pratiques des groupes d’intérêt de l’agrobusiness. Nous ne souhaitons pas que notre présence au sein de cette Alliance légitime ceux que nous critiquons.
ABSENCE DE REDEVABILITE : L’Alliance globale pour une agriculture intelligente face au climat se fixe comme objectif d’influencer les politiques à l’échelle nationale. Elle ne fait cependant aucune référence à la richesse des connaissances et de l’expertise ainsi qu’aux pistes suggérées dans le cadre des négociations climat de la CNUCC, ou du Comité pour la sécurité alimentaire mondiale (CSA) de la FAO, sur le thème de l’agriculture. Plusieurs cadres de référence développés et validés au niveau international au sein du CSA – telles que les Directives volontaires pour la gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres, aux pêches et aux forêts – pourraient permettre à l’Alliance de développer une approche de l’agriculture fondée sur les droits mais ne sont pas prises en compte. En ignorant ces espaces participatifs, les outils qui y sont développés, ainsi que leurs analyses du changement climatique, de la sécurité alimentaire et du droit des paysans, les valeurs et les approches de l’Alliance pourraient dupliquer et affaiblir les processus officiels des Nations-Unies, aboutissant au final à la mise en place d’un système flou, sans redevabilité aucune, au service de ses membres les plus puissants. Avant tout, l’Alliance ne doit pas permettre aux groupes d’intérêt de décider des politiques nationales par des moyens détournés.
« ENTREZ, VOUS VERREZ BIEN PLUS TARD » : À toute nos questions, il est souvent répliqué que le seul moyen d’y répondre est de rejoindre l’Alliance et d’assister aux réunions. L’Alliance globale pour une agriculture intelligente face au climat est vaste et ambitieuse. Mais nous ne pouvons rejoindre une initiative si ambitieuse qu’elle en finit par ignorer toute préoccupation sociale et environnementale. Nous ne pouvons faire partie d’un mouvement si vaste que nous apparaitrions aux côtés et en accord avec les acteurs que nous dénonçons.
Nous mettons l’Alliance au défi de reconnaître et de répondre véritablement à ces inquiétudes. En l’état, nous ne voyons pas comment l’Alliance peut prétendre être une réponse appropriée au changement climatique, ou une option pertinente pour les agriculteurs et les mouvements citoyens engagés sur les questions alimentaires.
SIGNATAIRES
ActionAid International
Action Contre la Faim
Arab Group for the Protection of Nature (APN)
Arab Network for Food Security
Bank Information Centre (BIC)
Carbon Market Watch
Carbon Trade Watch
Coopération Internationale pour le Développement et la Solidarité (CIDSE)
Climate Action Network – South Asia (CANSA)
European Network on Ecological Reflection and Action (ECOROPA)
Food and Water Watch
Global Forest Coalition (GFC)
Greenpeace International
Institute for Agriculture and Trade Policy (IATP)
Jubilee South – Asia/Pacific Movement on Debt and Development
Miserior
Oxfam
Pesticide Action Network – Asia Pacific (PANAP)
Third World Network (TWN)
TransNational Institute (TNI)
World Forum of Fisher People (WFFP)
Action Against Hunger, Etats-Unis
African Centre for Biosafety, Afrique du Sud
Agrar Koordination, Allemagne
Aniban ng Manggagawa sa Agrikultura (AMA), Philippines
Associación de Pescadores Artesanales del Golfo de Fonseca (APAGOLF), Honduras
Bangladesh Krishok Federation
Campaign for Climate Justice Network, Népal
Campaign for Community Control over Biodiversity, Inde
Campaign for Real Farming, Royaume-Uni
CCFD – Terre Solidaire, France
Centre for Community Economics and Development Consultants Society (CECODECON), Inde
Centre for Social Markets, Inde
Conseils pour la Terre Ancestres, République Démocratique du Congo
Community Technology Development Organisation, Zimbabwe
Earth in Brackets, Etats-Unis
Ecological Society of the Philippines
EcoNexus, Royaume-Uni
EquityBd, Bangladesh
Friends of Siberian Forests, Russie
Gaia Foundation, Royaume-Uni
GM Watch, Royaume-Uni
Green America, Etats-Unis
Gujarat Forum on CDM, Inde
Health of Mother Earth Foundation (HOMEF), Nigéria
Huvadoo Aid, Maldives
KRUHA People’s Right to Water Coalition, Indonésie
Manipur Association for Science and Society, Inde
Makabayan Pilipinas (farmers movement), Inde
Mediation & Project Management Agrobiodiversität, Allemagne
Nature Tropicale, Bénin
Pakistan Fisherfolk Forum
Programme d’Intégration et de Développement du Peuple Pygmée au Kivu, République Démocratique du Congo
PROSALUS, Espagne
Réseau Action Climat France/ Climate Action Network, France
Réseau Climat & Développement
Secours Catholique – Caritas France
Sunray Harvesters, Inde
Taiwan Environment Protection Union
Tamil Nadu Organic Farmers’ Federation, Inde
Tanzania Biodiversity Alliance (TABIO)
Tanzania Organic Agriculture Movement (TOAM)
War on Want, Royaume-Uni
World Family, Royaume-Uni
Zomi Human Rights Foundation, Inde
[1] L’agroécologie est une approche écologique qui considère les zones agricoles en tant qu’écosystèmes et se préoccupe de l’impact écologique des techniques agricoles. Elle attache de valeur la aux connaissances traditionnelles, à la préservation et la régénération des écosystèmes. Elle a aussi une conception holistique des systèmes alimentaires.
[2] Voir le document cadre daté du 17 avril 2014 (en anglais uniquement) : « Framework of the Alliance for Climate-Smart Agriculture » : http://www.fao.org/climate-smart-agriculture/85725/en/